dimanche 31 octobre 2010

Trois articles à méditer pour un chercheur

Reproduction de trois articles du MONDE

LE MONDE | 27.02.10 |

Le cent-fautes de Claude Allègre

Dans son dernier livre, L'Imposture climatique (Plon, 300 p., 19,90 €), un ouvrage d'entretiens avec le journaliste Dominique de Montvalon, le géochimiste et ancien ministre Claude Allègre formule des accusations d'une extrême gravité contre la communauté des sciences du climat. La cible principale de l'ouvrage est le GIEC, défini à tort par l'auteur comme le "Groupement international pour l'étude du climat" - il s'agit en réalité du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat.

M. Allègre évoque un "système mafieux" ayant conspiré pour faire passer, aux yeux de l'ensemble du monde, un "mythe" pour un fait scientifique. Très médiatisé, l'ouvrage comporte de nombreuses approximations et erreurs factuelles à même de tromper le public. En voici quelques-unes.

P. 22 "Une étude parue dans la revue Science suggère que l'augmentation de la température dans l'hémisphère Nord de 1970 à 2000 est peut-être due à l'élimination des poussières de charbon dans l'atmosphère, ce qui a facilité l'ensoleillement. L'augmentation (des températures) n'aurait donc rien à voir avec le CO2", écrit M. Allègre, citant une étude en effet publiée par Science, en mars 2007. Les deux premières phrases de cette publication démentent l'interprétation qui en est faite par l'ancien ministre. "Des tendances notables au réchauffement sont observées dans l'Arctique. Bien que les émissions humaines de gaz à effet de serre à longue durée de vie en soient certainement la cause principale, les polluants atmosphériques sont aussi importants."

P. 68 "Au total, l'Antarctique ne semble pas fondre. En tout cas, ce n'est pas perceptible." La réduction des glaces de l'Antarctique n'est pas due à une fonte mais au glissement des glaciers dans la mer. Elle est très perceptible. Grâce aux données satellitaires, les travaux d'Isabella Velicogna (université de Californie à Irvine, JPL) ont montré qu'entre 2002 et 2006, l'Antarctique a perdu, en moyenne, 104 milliards de tonnes (Gt) de glace par an. Entre 2006 et 2009, ce taux est passé à 246 Gt par an. Les pertes de glaces du Groenland et de l'Antarctique sont l'une des principales causes de l'augmentation du niveau marin.

P. 68 "Au Moyen Age, lorsque les Vikings ont découvert le Groenland, il y avait encore moins de glace qu'aujourd'hui. C'est pour cela qu'ils l'ont appelé le "pays vert"", écrit M. Allègre. L'étymologie proposée est correcte, mais les raisons avancées sont fausses. La Saga d'Erik Le Rouge, (datée du XIIIe siècle) témoigne qu'"Erik (le Rouge) partit pour coloniser le pays qu'il avait découvert et qu'il appelait le "Pays vert", parce que, disait-il, les gens auraient grande envie de venir dans un pays qui avait un si beau nom".

La période chaude du Moyen Age - au moins sur l'hémisphère Nord - est sans équivoque. Mais l'écrasante majorité des travaux de reconstructions paléoclimatiques suggèrent qu'elle était moins chaude que la période actuelle.

P. 73 A propos de l'influence du réchauffement sur les ouragans, "certains spécialistes comme Wester, Tech ou Kerry Emmanuel pensent" qu'elle est réelle, écrit l'auteur. "Wester" est Peter Webster. Quant à "Tech", ce nom n'existe pas. L'auteur a confondu le nom de l'institution de M. Webster (Georgia Tech, diminutif de Georgia Institute of Technology) avec celui d'une personne.

P. 78 L'auteur fait état de travaux montrant qu'il y a 125 000 ans, il faisait "6 °C de plus qu'aujourd'hui, et le CO2 de l'atmosphère était moins abondant". La référence donnée est celle des travaux de "Sine" et de ses collaborateurs, prétendument publiés dans Science en novembre 2007. Cette publication n'existe pas dans les archives de Science.

P. 94 Claude Allègre s'indigne de ce que les travaux de Jean-Pierre Chalon sur les nuages n'auraient pas été pris en compte par le GIEC. M. Allègre cite ce passage d'un livre de M. Chalon : "Ces processus sont encore assez mal compris. C'est une des difficultés majeures et une des principales sources d'imprécision que rencontrent les tentatives de prévision des évolutions du climat. " "Je m'interroge, poursuit M. Allègre. Pourquoi un tel expert n'a-t-il pas été davantage impliqué dans les processus du GIEC ? (...) Réponse : cela fait partie du "totalitarisme climatique". Emettre des nuances, c'est déjà être un adversaire du "climatiquement correct"."

Voici pourtant ce que l'on peut lire dans le résumé du dernier rapport du GIEC : "Pour l'heure, les rétroactions nuageuses constituent la principale source d'incertitude des estimations de la sensibilité du climat."

P. 109 Claude Allègre produit une figure montrant un lien étroit entre plusieurs courbes : celle donnant l'évolution de la température globale moyenne de la basse atmosphère terrestre au XXe siècle, celle de l'irradiance solaire, et deux autres, donnant les variations du magnétisme terrestre.

Cette figure a certes été publiée en 2005, puis en 2007, dans la revue Earth and Planetary Science Letters (EPSL). Mais elle a été clairement réfutée en décembre 2007, pour des erreurs d'attribution de données.

P. 138 Claude Allègre présente comme très forte l'opposition de la communauté scientifique aux conclusions du GIEC. Il écrit : "L'événement le plus significatif est peut-être le vote qui a eu lieu parmi les spécialistes américains du climat. (...) Le 19 octobre 2009, le Bulletin de la Société météorologique américaine en a rendu publics les résultats. Les voici : 50 % d'entre eux ne croient pas à l'influence de l'homme sur le climat, 27 % en doutent. Seuls 23 % croient aux prédictions du GIEC."

Interrogé, Paul Higgins, un responsable de l'American Meteorological Society, se souvient de cette enquête. A ceci près qu'elle ne concernait nullement les "spécialistes américains du climat", mais les présentateurs météo des chaînes de télévision américaines...

Stéphane Foucart

Article paru dans l'édition du 28.02.10

LE MONDE | 27.02.10 |

La liste imaginaire des "cautions" scientifiques enrôlées par l'ancien ministre

À la page 132 de L'Imposture climatique, Claude Allègre écrit : "Il y a, dans divers pays, de nombreux spécialistes climatologues qui, souvent au péril de leur survie scientifique, ont combattu les théories du GIEC." "Je donne donc quelques noms parmi les plus prestigieux, et sans être exhaustif, poursuit-il. Les Scandinaves Svensmark et Christensen, Dudok de Wit, Richard Courtney, Martin Hertzberg, Denis Haucourt, Funkel et Solansky, Usoskiev, Hartmann, Wendler, Nir Shaviv, Syun-ichi-Akasofu."

L'Américano-Israélien Nir Shaviv et les Danois Henrik Svensmark et Eigil Friis-Christensen, spécialistes du Soleil, sont connus pour leurs travaux - très controversés - liant l'activité solaire et les variations climatiques au XXe siècle. Tous les physiciens solaires ne sont cependant pas sur cette ligne, tant s'en faut. Ainsi, Thierry Dudok de Wit (Laboratoire de physique et chimie de l'environnement et de l'espace), également "enrôlé", dit ainsi : "L'influence du Soleil sur le climat terrestre est incontestable et est toujours l'objet de nombreux travaux, mais, depuis le XXe siècle, il est clair que les gaz à effet de serre émis par les activités humaines ont une influence dominante. L'influence de la variabilité solaire est largement secondaire, au moins pour ce que nous en savons aujourd'hui."

Quant à Richard Courtney, également mentionné par M. Allègre, il n'est pas climatologue, mais "consultant indépendant en énergie et environnement", à en croire la page qui lui est consacrée sur le site Web du Heartland Institute - un think tank conservateur américain. Celle-ci précise notamment que "ses réussites ont été saluées par l'association pour la gestion des industries minières de Pologne".

Martin Hertzberg n'est pas non plus un "spécialiste climatologue", mais "consultant en science et technologie" - c'est en tout cas ce qu'il indique en préambule d'un article (sans apport de résultats scientifiques) publié récemment dans Energy & Environment.

ETUDES INTROUVABLES

Autre caution supposée prestigieuse de M. Allègre, "Denis Haucourt" : ce nom est absent des bases de données de la littérature scientifique. Ce spécialiste présumé du climat semble ne pas exister, à moins que l'orthographe de son nom ne soit erronée. De même, interroger l'index de Google Scholar avec le nom d'auteur "Funkel" renvoie à 17 études. Elles portent sur des travaux en dermatologie, en sciences de l'informatique, sur le traitement des appendicites chez des patients atteints de tuberculose... mais aucune ne traite du climat ou même des sciences de la Terre. On cherche aussi en vain les études publiées par un certain "Usoskiev". Elles sont introuvables.

"Solansky" n'existe pas non plus. Mais on reconnaît là Sami Solanki, l'un des plus grands spécialistes mondiaux de physique solaire (Institut Max-Planck de recherche sur le système solaire, Allemagne). Interrogé par Le Monde, M. Solanki réfute avec vigueur les idées qui lui sont attribuées par M. Allègre. "Je ne suis pas opposé aux principales conclusions du GIEC, c'est-à-dire que la Terre s'est globalement réchauffée de 0,8 ° C dans le dernier siècle environ, et qu'une large fraction de cela est due aux gaz à effet de serre émis par l'homme, explique-t-il. En particulier, la forte augmentation de température sur les derniers 40 ans n'est définitivement pas due à la variabilité solaire, mais le plus vraisemblablement, à l'effet dominant des gaz à effet de serre."

Dans la longue liste égrenée par M. Allègre, on trouve aussi Dennis Hartmann, professeur à l'université de Washington. Mais lui aussi réfute son "enrôlement". "Je pense que l'ensemble de preuves présenté par les scientifiques travaillant sur les rapports du GIEC est très convaincant sur le fait que la Terre se réchauffe en conséquence directe des activités humaines, explique-t-il. Et que si nous continuons à augmenter la quantité de CO2 dans l'atmosphère, la Terre continuera à se réchauffer pendant ce siècle."

Egalement sollicité par Le Monde, Gerd Wendler, directeur du Centre de recherche climatique de l'université d'Alaska, autre enlisté de M. Allègre, explique : "Je pense que les changements anthropiques (les gaz à effet de serre et les modifications de paysages) mais aussi les changements naturels détermineront le climat du futur." Et, s'il dément être un opposant farouche au GIEC, M. Wendler ajoute : "Ignorer les changements naturels comme l'a fait le rapport du GIEC est incomplet."

Ailleurs dans son livre, M. Allègre étaye son opinion, très négative, sur les modèles numériques de prévision du climat en convoquant la prestigieuse caution de Carl Wunsch, l'un des plus grands océanographes vivants, professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT). M. Allègre cite ainsi un extrait d'une allocution récemment donnée par M. Wunsch : "Notre insuffisante connaissance de l'océan met toute prédiction du climat à long ou moyen terme hors du champ de la science." Contacté par Le Monde, M. Wunsch se reconnaît dans cette opinion. Mais il tient à ajouter : "Je pense que les modèles ne sont pas pertinents pour prédire le climat, mais qu'ils montrent de manière plausible les conséquences du réchauffement climatique, c'est-à-dire les risques que nous encourons. Et je trouve que ces risques sont extrêmement inquiétants."

Stéphane Foucart

LE MONDE 30.09.97

POLÉMIQUE : L'Américain Alan Sokal face aux « imposteurs » de la pensée française

D'un article-canular, deux hommes de science ont voulu faire un livre qui brocarde la légèreté de la pensée des principaux philosophes français. Invités à réagir, ces derniers dénoncent une tentative anti-intellectuelle et francophobe. Le professeur Alan Sokal, physicien américain de l'université de New York, monte en chaire. Après un article canular publié en 1996 dans une revue universitaire américaine, qui prenait en flagrant délit les hommes et femmes savantes de la pensée « postmoderne » en France Lacan, Deleuze, Kristeva, Baudrillard... , il passe du pastiche à la critique. INTITULÉ Impostures intellectuelles, un livre coécrit avec le physicien belge Jean Bricmont, paraît le 2 octobre aux éditions Odile Jacob. Il met cette fois sérieusement en cause les penseurs français dont les œuvres influencent durablement le discours intellectuel américain. PROLONGEANT un débat déjà engagé dans nos colonnes, Roger-Pol Droit se demande si le soupçon d'incompétence reproché aux philosophes français ne fait pas le lit d'un « scientifiquement correct » à l'argumentaire limité.

ALAN SOKAL en est encore tout plié de rire. Lui-même n'y croyait pas. Lorsqu'il confie à Social Text revue américaine d'« études sociales et culturelles » de l'université Duke (Caroline du Nord) un article bardé de références rédigé dans la ligne et la langue du « relativisme post moderne », les éditeurs n'ont vu que du feu à ce qui était en fait un pot-pourri de citations confuses et dénuées de sens, destinées à flatter leurs présupposés idéologiques et émises par les intellectuels français les plus influents outre-Atlantique : en vrac, Jacques Lacan, Jacques Derrida, Julia Kristeva, Gilles Deleuze et Félix Guattari, Paul Virilio, Jean Baudrillard, Jean-François Lyotard, Michel Serres, Bruno Latour ou Luce Irigaray. L'article paraît en avril 1996 sous un titre joyeusement pompeux : « Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformatrice de la gravitation quantique. » « Ce que je craignais est arrivé : ils ont publié ce texte, malheureusement », rappelle Sokal avec une feinte de dépit bien comprise. Depuis, la parution du canular a fait grand bruit. Pas moins que les « unes » du New York Times, du Herald Tribune, de l'Observer ou du Monde, sans compter les nombreux colloques et débats à New York ou à Boston, mais plus encore et cela donne à penser à Paris.

ABUS D'AUTORITÉ

Ce qu' Alan Sokal et Jean Bricmont ont voulu brocarder dans un pastiche la gangrène du relativisme radical dans les sciences humaines et l'usage fumeux, approximatif et fallacieux que feraient des sciences certains philosophes, sociologues, psychanalystes ou critiques littéraires français , les deux hommes de science proclament leur intention de l'analyser plus méthodiquement. D'un article en forme de farces et attrapes, voilà désormais un livre dont le titre, Impostures intellectuelles, ne trompe personne. La parodie cède la place au passage en revue des parodiés : un par un, Lacan en tête, les « victimes » du canular ont droit presque toutes à un chapitre. Et nul besoin d'être mathématicien pour trouver risibles des citations ainsi extraites de leur contexte, comme : « C'est ainsi que l'organe érectile [...] est égalable à la racine carrée de moins 1 de la signification plus haut produite... » (Lacan), ou cette fameuse phrase à l'honneur dans le canular : « Le Pi d'Euclide et le G de Newton, qu'on croyait jadis constants et universels, sont maintenant perçus dans leur inéluctable historicité. »

En dressant un tel bêtisier pour pointer l'abus d'autorité, les deux savants n'ont pas de mal à mettre les rieurs de leur côté. Mais ceux qui les soutiennent ne sont pas nécessairement réputés pour leur sens de l'humour : notamment, outre le linguiste Noam Chomsky ou le philosophe Paul Boghossian, le Prix Nobel de physique Steven Weinberg, qui dénonce non seulement le mauvais usage des sciences, mais l'absurdité en soi à tirer des conséquences philosophiques ou politiques des théories scientifiques. « Je conçois à la rigueur que la théorie d'Einstein puisse être une métaphore, comme les nuages pour le poète Keats, explique Weinberg, mais absolument rien n'autorise à l'utiliser comme influence philosophique. »

Au-delà de la boutade, Sokal et Bricmont soulèvent une question de fond : comment une certaine pensée française qui fait autorité aux Etats-Unis a-t-elle pu produire de telles dérives relativistes ? Autant qu'intellectuel, le problème est politique. Homme de gauche accusé de faire le jeu de la droite, Sokal se voudrait au contraire le redresseur de torts d'une gauche dévoyée par sa propre volte-face. Une gauche qui ne serait plus fondée par la puissance rationaliste, mais par un subjectivisme et un relativisme épistémiques où la science ferait figure de mythe parmi d'autres. Où serait mis en doute le statut même du fait, où l'opposition ne serait plus entre la vérité et l'erreur, mais entre différents modes de narrations. L'adversaire est tout désigné : les « social studies », bastion américain du multiculturalisme, de la « political correctness » et d'un relativisme déduit, à force d'interprétations abusives, d'une certaine pensée française.

Si le canular tombait à propos aux Etats-Unis, pourquoi donc publier en France, et en France seulement, un livre condamnant des dérives philosophiques qui n'y ont plus lieu ? Quel point commun entre Lacan, Kristeva, Baudrillard ou Irigaray, sinon ce que les « cultural studies » américaines en perçoivent, en les regroupant sous la catégorie inexistante de « post-modernisme » ? « Quelle est l'intention d'une telle polémique, si loin des préoccupations actuelles ?, se demande Julia Kristeva. Cela correspond à une entreprise intellectuelle antifrançaise. Face à l'aura des penseurs français aux Etats-Unis, la francophilie a cédé le pas à la francophobie. » Une façon de « botter en touche » ? En attendant, les victimes de Sokal et Bricmont sont bel et bien prises la main dans le sac. « Et alors ? », diront même les scientifiques, au rang desquels le physicien Jean-Marc Lévy-Leblond : « Pour qu'il s'agisse d'"erreurs", il faudrait que ces phrases constituent l'élément-clé d'un discours démonstratif. Ce n'est pas le cas. Les "erreurs" sont plutôt des abus d'interprétation ou des dérapages qui ne prêtent pas à conséquence. »

DÉVALUATION INTELLECTUELLE « Les scientifiques auraient-ils un rapport privilégié à la vérité ?, renchérit la mathématicienne Françoise Balibar. Si un de mes élèves faisait le schéma de Lacan pour illustrer le stade du miroir, je mettrais zéro. Mais quelle importance ? Lacan aurait trouvé une autre métaphore, son raisonnement eût été le même. » C'est l'usage de la métaphore que revendique Julia Kristeva comme l'avait fait Barthes (Critique et vérité) en réponse aux attaques lancées par Raymond Picard dans un livre aux accents déjà sokaliens : Nouvelle critique, nouvelle imposture , au nom de la spécificité de la démarche des sciences humaines : « Celles-ci utilisent les références autrement que comme sciences exactes : non comme modèles mais comme métaphores au travail. La science des sciences humaines n'a jamais été pure. Elle introduit une subjectivité plus proche de la littérature que de la science. »

Philosophe des sciences, Isabelle Stengers, pourtant peu amène envers les « post structuralistes » ou les « post modernes » et que le canular avait fait « rigoler », va plus loin en attaquant Sokal et Bricmont sur leur propre terrain : la science, loin d'être « pure », userait elle-même du langage comme d'une métaphore : « Quand les scientifiques, pour désigner le "système dynamique à coefficient de Lyapoulov positif" utilisent le terme moins scientifique de "chaos", cela paraît humain. Mais une fois qu'ils se le sont approprié, ils voudraient que plus personne n'y touche. »

Il s'en est fallu de peu que le tour soit joué, si Sokal et Bricmont s'en étaient tenus à leur objet initial. Mais sous prétexte de régler leur compte aux dérives obscurantistes de la pensée de 68, ils répondent par une opération scientiste de dévaluation intellectuelle. Un prétendu « retour aux Lumières » fait d'oppositions rigides (préjugé / vérité, illusion / connaissance, mythe / science) qui n'est pas dépourvu d'implications politiques. La vraie victime, c'est la pensée. « L'héritage du XXe siècle nous impose aussi une critique de certaines illusions des Lumières et celle d'une croyance trop naïve dans le progrès », remarque le philosophe Alain Finkielkraut (dont Alan Sokal sera, avec Michel Deguy, l'invité de son émission « Répliques », sur France-Culture, le 11 octobre). Quant au sociologue Bruno Latour, il notait dans Le Monde du 18 janvier que l'on « ne saurait faire appel à une notion ancienne de la gauche pour sauver une conception de plus en plus décalée de la science ».

En somme, la guerre menée par Sokal et Bricmont sent vaguement la naphtaline. Elle sonne comme une vieille rengaine, la réponse ressassée du berger à la bergère, des scientifiques aux moins scientifiques, des sciences « dures » aux sciences « molles » c'est-à-dire humaines.

MARION VAN RENTERGHEM

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